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Source Qwant : Image libre de droits

La ruée vers l’Ouest

(Ou le récit romancé d’un événement professionnel)

 

Cela fait des mois que l’on s’y prépare ; du moins que l’on essaie, car les informations nous arrivent au compte-gouttes.

Aujourd’hui c’est le grand jour !

Je sais que je vais devoir rester en alerte malgré le déficit de sommeil accumulé ces derniers jours. Je ne peux pas me permettre de juste « laisser  faire » car au résultat, le lieu doit être fonctionnel et accueillant.

De mon côté, tout est prêt. Toutes les affaires du quotidien sont enfermées dans des cartons. Leur empilement  forme une petite murette qui semble indiquer la voie dans laquelle je vais m’engouffrer. Les étiquettes jaunes, que j’ai soigneusement positionnées sur tout le mobilier, prennent un malin plaisir à me narguer. Dès que j’ai le dos tourné, elles relèvent un angle, puis s’enroulent très lentement sur elles-mêmes, d’un air de dire « Moi je ne vais pas attendre éternellement. Si tu ne te décides pas vite, tant pis pour toi, tu te débrouilleras sans moi ! »

Soudain, celui qui semble être le responsable de l’équipe des déménageurs, surgit dans la pièce. Bien que tout vêtu de noir, sa tenue soit sobre au possible, il porte des signes peu conventionnels. Mon esprit s’évade un instant en parcourant les attributs de sa personnalité : un chignon porté haut à l’arrière de la tête, un « tunnel » écarteur de lobe à l’oreille, des tatouages colorés sur les bras.

Mais nous n’avons pas de temps à perdre. Je m’extirpe de ma rêverie et récapitule les étapes prévues pour le déménagement, afin de m’assurer que nous sommes bien en phase, en particulier concernant le transfert des pièces confidentielles, pour lesquelles un enchainement précis avait été défini : vider l’armoire, sécuriser les pièces sur leur support de transfert, déménager le tout et recharger immédiatement l’armoire sur le lieu de destination.

Je perçois dans son regard, un mélange d’étonnement et de contrariété. Le doute s’installe en moi ; je crains qu’il ne me dise que cela n’est pas possible.

A ma grande surprise, j’apprends que le mobilier ne doit pas déménager… Il parait que du mobilier tout neuf nous attend là-bas.

Je plonge alors dans une grande perplexité. Je repense à tous les relevés de mesures que j’avais pris afin d’étudier les possibilités d’aménagement et je réalise le gaspillage de temps que cela représente… Mais qu’à cela ne tienne, ce n’est pas la première fois qu’un travail est jeté aux orties ; je ne vais pas me décourager pour autant. Après tout, bien qu’encore fonctionnels, ces meubles ne sont plus de première fraicheur et portent les stigmates des services qu’ils ont rendu au cours de nombreuses années. Je me résous donc à en faire le deuil et me tourne vers l’avenir. Quelles sont donc les petites merveilles qui nous attendent à l’arrivée ? Le suspens reste entier, je ne le saurai réellement qu’une fois sur place, seule la présence d’un bureau est évoquée.

Un peu inquiète que cela ait été exclu du projet, j’insiste sur la nécessité de conserver malgré tout notre matériel spécifique (planches et tréteaux) ainsi que le porte manteau. J’en reçois l’approbation avec un certain soulagement.

Mais qu’en est-il de nos fameuses armoires ? Sur un ton très confiant, notre « Men in black » m’explique qu’il va adopter la méthode la plus simple, à savoir, transporter les armoires pleines et entières. Je ne suis pas du métier, mais je sais qu’au moins l’une des deux est archi-bourrée de papiers et que ça pèse « un âne mort ». J’imagine l’armoire se disloquer au cours de l’opération, ou tout simplement l’impossibilité de la bouger, ne serait-ce que d’un centimètre. Mais mon interlocuteur m’affirme que c’est jouable et m’en fait immédiatement la démonstration : avec l’aide de son collègue, il décolle l’armoire du mur (avec quelques difficultés malgré tout), l’enserre entre les bras du chariot élévateur, la surélève légèrement du sol et la conduit ainsi, toute droite, fière comme un Artaban, jusqu’à la plateforme du camion.  Mes doutes se dispersent définitivement lorsque tous les éléments se retrouvent chargés et sanglés, prêts pour le voyage.

Onze heures. Telle une page qui se tourne définitivement, la plateforme du camion s’est refermée. Au signal, je me rue dans ma voiture et me positionne derrière  le camion. Nous nous dirigeons vers la rocade et à l’embranchement du Palays, le chauffeur manque de se tromper et de partir vers l’Est. A la dernière minute, il regagne la bonne voie. Heureusement, nous roulons à une vitesse qui minimise le danger potentiel de ce changement de cap.

A cette heure-ci, il n’y a pas d’embouteillage et aucun accident n’est à déplorer sur le parcours. Par moments, quelques voitures ou camions s’insèrent dans notre convoi, mais nous arrivons quand-même ensemble devant le portail électrique, qui met un temps « infini » à s’ouvrir. Cette attente ne dure vraisemblablement que quelques minutes mais elles m’apparaissent comme une éternité car les roues arrière de ma voiture débordent sur la rue et nous bloquons la circulation. Finalement, les barres métalliques vertes glissent lentement vers la gauche et nous pénétrons sur le parking Visiteurs. Un homme s’affère derrière le grillage, sur la mise en place d’un totem. D’un geste appliqué, il dévoile le slogan qui résume « la raison d’être » officielle de l’organisation, qui va désormais résider en ces lieux : « Humans and technology to scale up sustainable performance ».

L’accès au bâtiment se fait, non pas par l’accueil, mais par la porte latérale droite, plus proche du portail. Quillé en hauteur par un engin élévateur, un homme installe le logo sur le fronton qui fait face à la rue. Des protections ont été installées pour ménager le sol sur la zone de déchargement et les premières portions de couloirs, fortement sollicitées par de nombreux passages. Au milieu de l’agitation générale, je suis accueillie par ma référente qui me sert de guide pour accéder à mon nouveau local. Nous nous faufilons entre les gros caissons de transport noirs, des fauteuils et des étagères entreposés momentanément, un ouvrier en haut de son escabeau, afféré à sa tâche la tête dans le faux plafond, un établi recouvert d’un plan des locaux, entouré d’outils et de petits matériels. Je ne reconnais pas les lieux… Certes je n’ai pas un sens colossal de l’orientation, mais à ma décharge, lors de la visite du chantier, il y a un mois et demi, il manquait  bon nombre de cloisons et la plupart des sols étaient bruts. J’essaie de prendre rapidement de nouveaux repères pour être en mesure de guider les déménageurs sans les perdre dans ce labyrinthe : longer les bureaux vitrés, se faufiler entre les caissons et le mur, traverser un hall, prendre à gauche au niveau du papier jaune fluo qui fait office de panneau indiquant « 4 à 25 », puis tout droit quasiment jusqu’au bout, devant l’escalier, prendre le petit couloir à droite encombré par un établi et enfin sur la gauche, accéder au graal.

Je découvre la pièce avec toutes ses cloisons, cette fois-ci. De la moquette chinée a été posée au sol, les cloisons sont blanches et au fond dans l’angle, une plaque du faux plafond a été soulevée et décalée, laissant apparaitre l’isolant et le mécanisme de la manivelle du volet ou du rideau de la fenêtre. Un bureau blanc rectangulaire et un fauteuil de bureau noir trônent au milieu de la pièce ; rien de plus. Je balaye les lieux du regard lorsque soudain mon œil est attiré par une plaque rectangulaire, positionnée au milieu de la cloison de gauche, à une quarantaine de centimètres de hauteur. Je découvre avec stupéfaction qu’il s’agit de toutes les prises électriques et réseau de la pièce, qui sont regroupées à cet endroit. Cette configuration remet en cause la suggestion qui nous avait été faite, lors de la visite de juillet, de positionner nos deux armoires côte à côte le long de cette cloison, car cela masquerait les prises et les rendrait inaccessibles !

Le nouveau local étant plus petit que l’ancien, les options offertes sont plus  limitées. Vite, il me faut évaluer les possibilités restantes pour les armoires :

  • Les positionner côte à côte sur la cloison de droite ?
    Non, ça passerait, mais en rentrant dans la pièce, les visiteurs tomberaient nez à nez avec le côté d’une armoire et ça couperait la lumière qui rentre par le châssis vitré du fond de la pièce.
  • Les positionner perpendiculairement, dans le premier angle à gauche ?
    Cette solution m’apparait comme la meilleure bien qu’elle implique l’inconvénient de perdre de la place dans l’angle, pour permettre l’ouverture des portes des deux armoires.

Adjugé ! C’est décidé ; je peux repartir au devant des déménageurs pour récupérer ce mobilier et leur donner les bonnes consignes avant qu’ils ne déposent les armoires n’importe comment.

La nouvelle traversée du labyrinthe me ramène au pied du camion où s’exécute une chorégraphie plus ou moins fluide entre des cartons et des meubles démontés. On se croirait dans une grande braderie où chacun désigne les lots qui l’intéressent, élimine de son chariot les articles qui y ont été déposés par mégarde et repart satisfait de la marchandise enfin acheminée par son porteur.

Le local se remplit bien vite, même si tout n’a pas encore trouvé sa place définitive. Il fait très chaud mais le rythme reste soutenu. Par je ne sais quel miracle, deux petits gabarits m’ont calé ces armoires, qui pèsent une tonne, en deux temps et trois mouvements. Les voilà déjà repartis avant que je ne me rende compte qu’il y aurait moyen d’exploiter malgré tout l’espace libre dans l’angle, pour peu que l’on décale les archives de quelques centimètres jusqu’à l’interrupteur. Trop tard, mes magiciens ont déjà disparu et même si bouger un meuble ne  me fait pas peur habituellement, dans le cas présent, je ne me fais aucune illusion sur mes chances de réussite. Cependant, je sais parfaitement que si l’ajustement n’est pas réalisé maintenant, il ne le sera probablement jamais. Je me lance donc à leur recherche pour tenter de les détourner quelques minutes de leur course folle, afin d’obtenir l’optimisation de l’espace souhaitée. Hélas, ils ne sont pas disponibles à l’instant mais ils me promettent de venir dès que possible. Soucieuse de ne pas les ralentir dans leur travail, je me retranche sagement dans le local, persuadée que c’est juste l’affaire de quelques minutes. En attendant, j’essaie de visualiser mentalement l’organisation de la pièce pour accueillir les futurs visiteurs.

Il me semble que cela fait déjà un bon moment que je patiente lorsque je décide de m’enquérir de la disponibilité de mes magiciens. Peut-être m’ont-ils oubliée ?

Je quitte mon repère. Une sensation étrange m’enveloppe : il n’y a plus de bruit, pas une âme dans les couloirs… Je traverse des différents secteurs, empreints d’un calme qui contraste avec l’effervescence précédente.

Soudain, au détour  d’un couloir, apparait notre responsable du déménagement, qui m’informe que tout le monde est parti manger. Je pouvais poireauter longtemps… !

Je ne peux pas consacrer mon après-midi à attendre que les déménageurs se libèrent quelques minutes. Je confie donc à mon interlocuteur, le soin de leur rappeler leur promesse.

Maintenant que  j’y prête attention, j’entends mon estomac qui crie famine.

Treize heures trente. Il est temps pour moi de rentrer. Je plonge dans la fournaise du parking pour rejoindre ma voiture. Je m’en vais le cœur partagé entre le plaisir de la nouveauté, la satisfaction du devoir accompli et la préoccupation de tous les détails qu’il reste encore à régler.